2 – BANDITS ET POLICIERS
Rue de Clichy, c’était la débandade. Les gens s’enfuyaient, affolés, un homme courait la main ensanglantée. Un agent s’approcha de lui, lui signala le sang qui coulait le long de sa manche, et déclara :
— Vous êtes blessé, monsieur, allez vous faire panser dans la pharmacie. Il y a déjà du monde.
Et le sergent de ville, du geste, désignait à son interlocuteur une boutique située à peu près en face du Comptoir National et devant laquelle stationnait une foule aussi compacte que celle qui contemplait, de l’autre côté de la rue, le désastre causé par l’irruption de l’autobus dans la devanture de l’établissement de Crédit. Cependant, l’individu qui avait été interpellé par l’agent de police, après avoir fait mine de se diriger vers la pharmacie, tournait brusquement les talons et remontait du côté de la place Clichy :
— Plus souvent, grommela-t-il, que j’irai me confier à ce potard à la manque. On voit qu’il ne me connaît pas, sans quoi ce flic ne me proposerait pas une combine de ce genre !
Comme il le disait, en effet, dans son langage pittoresque, l’individu qui monologuait ainsi ne devait pas être connu du sergent de ville, et si celui-ci avait su à quel personnage il venait de s’adresser, il n’aurait certes pas manqué de lui mettre la main au collet et de le conduire immédiatement au poste.
L’agent, en effet, avait interpellé l’un des apaches les plus redoutables qui fût à Paris. On le désignait dans la pègre sous le nom de « Bébé », sobriquet qu’il avait dû, jadis, à sa jeunesse, mais qui surprenait à présent. Comment Bébé se trouvait-il là et par suite de quel hasard avait-il reçu une blessure dans la bagarre qui avait succédé à l’entrée de l’autobus 412 dans les bureaux du Comptoir National ?
Quiconque aurait connu en détail la clientèle qui précisément ce jour-là occupait l’autobus, n’aurait pas hésité à faire un rapprochement, d’ailleurs très significatif, entre la présence dans le véhicule de personnages aussi mal cotés que Bec-de-Gaz, Œil-de-Bœuf, Beaumôme, et la présence de Bébé place Clichy au moment de l’accident. Il y avait évidemment là un guet-apens ourdi par les apaches. Toutefois, ceux-ci n’étaient que le bras agissant. Quel devait donc être le maître qui les dirigeait ?
Au moment où Bébé remontait vers la place Clichy, enveloppant dans un mouchoir son poignet teinté de rouge, un homme qui s’enfuyait l’aborda et, d’une voix haletante, lui murmura à l’oreille :
— Faudrait voir à te débiner rapidement et surtout à te nettoyer !
Bébé regarda son interlocuteur, celui-ci n’était autre que le mécanicien qui, quelques instants auparavant, avait conduit l’autobus 412, volontairement ou non, devant la devanture de l’établissement de crédit.
Celui-ci cependant poursuivait :
— Tu es tout à fait dégoûtant Bébé, tes vêtements sont couverts de saletés et tes cheveux remplis de cambouis !
L’apache, en apercevant le mécanicien qui lui parlait sur un ton de commandement, avait pris une attitude respectueuse pour lui répondre :
— Cela va bien, je m’en vais aller me nettoyer.
Le mécanicien s’éloigna. Il revint au bout d’une seconde et recommanda :
— Je ne veux pas que tu puisses jaspiner de toute la soirée, et pour t’empêcher de le faire, je t’ordonne d’aller prendre un bain dans le premier établissement que tu rencontreras.
— Entendu, fit Bébé, mais quand j’aurai fini, patron, qu’est-ce qu’il faudra faire ?
Les deux hommes avaient continué à marcher, s’éloignant rapidement de la place Clichy ; ils suivaient maintenant le boulevard des Batignolles, et, tout en causant, ils regardaient derrière eux pour s’assurer qu’ils n’étaient point suivis.
Le mystérieux mécanicien de l’autobus reprit :
— Quand tu seras sorti de ton bain, tu iras en prendre un autre, et quand le second sera fini, eh bien, mon cher Bébé, il faudra aller en prendre un troisième et ainsi de suite, jusqu’à la fermeture des boutiques, après quoi tu iras te coucher tout seul !
Bébé interloqué haussa les épaules imperceptiblement et se dit :
— Sûr, le patron est piqué ! Enfin, il faut faire ce qu’il veut, sans quoi la désobéissance avec lui fait toujours du vilain.
Cependant le mystérieux mécanicien de l’autobus que Bébé avait qualifié de « patron » s’éclipsait par une rue transversale, et Bébé, obéissant, se mit à chercher un établissement de bains conformément aux ordres qu’il avait reçus.
***
Quelques heures s’étaient écoulées et l’activité commençait à régner dans les bars interlopes ou les bouges innommables du quartier de la Chapelle. Dans l’assommoir dirigé rue de la Charbonnière par le père Korn [5], les apaches, à leur habitude, étaient nombreux et dégustaient à grand bruit les absinthes gommées et des mêlé-cass [6]. Ils étaient entourés de pierreuses au visage fardé qui, dans l’intervalle de leurs occupations professionnelles, venaient absorber des apéritifs avec leurs amis.
Soudain, la porte s’ouvrit, et ce fut dans l’établissement une clameur générale, des bravos, des approbations :
— Tiens, cria-t-on, voilà des revenants.
Deux personnages venaient en effet d’entrer dans l’assommoir et ils distribuèrent autour d’eux quelques cordiales poignées de main. C’était des apaches fort connus dans le quartier : Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf.
Il y avait déjà quelques années, deux ou trois ans peut-être, qu’ils ne s’étaient pas montrés dans le cabaret du père Korn qui possédait toujours sa fameuse et terrifiante réputation et dans lequel la police faisait de si fréquentes incursions.
Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf s’étaient rapprochés du comptoir et, comme s’ils l’avaient vu la veille, serraient cordialement la main au tenancier du bouge. Tandis qu’ils commandaient leurs absinthes, ils félicitaient le père Korn sur l’affluence toujours considérable de son établissement.
— N’empêche, ajouta Bec-de-Gaz, mon vieux père Korn, que tu commences à être déjeté, t’as plus de cheveux sur la tête et tu prends du ventre. C’est pas comme moi, toujours sec comme un coup de trique et mince comme un bâton de chaise.
Œil-de-Bœuf approuvait en souriant.
— Et puis, ajoutait-il, on est toujours là nous autres, avec du pèze plein les profondes.
Et, comme pour justifier cette affirmation, que le père Korn, d’un haussement d’épaules semblait mettre en doute, Œil-de-Bœuf fit tinter l’argent qui gonflait les poches de ses vêtements.
Les deux amis, après avoir vidé un premier verre sur le comptoir allaient s’installer au fond du bouge à une petite table et commandèrent de nouvelles consommations au garçon.
— Dis donc, recommanda Bec-de-Gaz, faudrait voir à nous servir vivement une assiette de cervelas et un saladier de rouge.
Œil-de-Bœuf rassura le garçon sur l’avenir réservé à cette commande somptueuse, en ajoutant :
— On a la dent ce soir, et il faut se caler les joues ! On est plein aux as et on raquera d’avance si tu veux.
Cette déclaration ne manquait pas de faire sensation dans le bouge. De nombreux consommateurs, qui avaient relevé la tête, considérèrent avec sympathie et admiration ces clients qui annonçaient somptueusement qu’ils étaient décidés à payer dès qu’on le leur demanderait, et des murmures flatteurs coururent dans l’assistance. Quelqu’un suggéra à mi-voix :
— Sûr que c’est des aminches qui viennent de faire un bon coup.
Bec-de-Gaz avait entendu, il lança un coup de pied dans les tibias de son compagnon :
— Espèce de tourte, fit-il, t’as pas besoin de raconter comme ça au monde, que nous avons de la galette ! Ça donne des soupçons et si jamais le patron le savait, qu’est-ce qu’il te casserait !
Œil-de-Bœuf, malgré sa belle assurance, rougit jusqu’à la racine des cheveux.
Évidemment, ce que venait de lui dire Bec-de-Gaz l’impressionnait. Il suffisait donc d’évoquer auprès de ces deux apaches la mémoire du mystérieux patron pour qu’aussitôt l’on prît peur ?
Quel pouvait donc bien être cet homme ?
Cependant la déclaration d’Œil-de-Bœuf avait produit son effet, des pierreuses qui erraient dans le bar se rapprochaient des consommateurs, leur adressant des œillades prometteuses. L’une d’elles, plus hardie que les autres, vint s’installer sur la banquette à côté de Bec-de-Gaz :
— Tu paies quelque chose ? interrogea-t-elle.
Mais l’apache la repoussa durement.
***
Bébé, était au bain conformément aux instructions reçues, tandis qu’Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz, quittant précipitamment la place Clichy, étaient venus boire à l’assommoir de la rue de la Charbonnière.
Un autre de ceux qui s’étaient trouvés dans l’autobus au moment de l’accident, avait pris une troisième direction.
C’était Beaumôme, personnage équivoque et suspect, lui aussi, mais qui avait meilleure apparence, par sa tenue extérieure, que ses acolytes.
Beaumôme, en grand seigneur, avait avisé, place Clichy, un taxi-automobile dans lequel il était monté quelques instants après l’accident de l’autobus. Il s’était fait conduire avenue Malakoff, au Skating.
Beaumôme paya son entrée, loua des patins. À peine était-il sur la piste de bois, commençant à y évoluer, qu’une jeune femme, fort élégante, se rapprochait de lui.
— Ah, par exemple, lui fit celle-ci, je ne te croyais pas à Paris !
Beaumôme ne répondit rien. Il se contenta de serrer dans la sienne la main que lui tendait la jeune femme, et lui dit :
— Bonjour Adèle, je t’emmène dîner ce soir, si cela peut te faire plaisir.
Il faut croire que la demi-mondaine n’était pas habituée à une telle amabilité de la part de son interlocuteur, car après avoir ouvert des yeux tout ronds, elle déclara en riant :
— Cela, par exemple, c’est plus fort que de jouer au bouchon ! T’as donc fait un héritage, Beaumôme, pour être aimable avec les femmes ?
Énigmatique, l’individu haussait les épaules, puis mettant un doigt sur ses lèvres, il recommanda :
— T’occupe pas de cela Adèle, ne t’inquiète pas de savoir d’où vient l’argent. Il faut prendre la vie comme elle se présente, et du moment que je suis riche, savoir en profiter.
***
Quant au mystérieux mécanicien qui semblait avoir été l’organisateur en chef, après avoir quitté l’apache Bébé boulevard des Batignolles, en lui recommandant d’aller prendre une succession de bains, puis de rentrer se coucher, il était simplement descendu dans le métro.
Il en ressortait dix minutes après, place Pereire, puis s’arrêtait au N° 214 de l’avenue Niel.
— Mme la Comtesse de Blangy ? demanda-t-il au concierge, en touchant poliment sa casquette.
La gardienne de la loge répondit :
— Rez-de-chaussée, à droite. Le service se fait par la cour.
Le mécanicien se garda de sonner à la grande entrée. Il traversa la cour puis frappa deux coups à la porte de la cuisine.
Il attendit quelques instants. Un bruit de pas précipités. Une femme lui ouvrit et poussa un cri de stupéfaction en l’apercevant.
Le mécanicien entra rapidement dans l’appartement dont la porte un instant entrebâillée se referma sur lui.
À la manière de quelqu’un qui est fort au courant de la disposition des lieux, le mécanicien, sans s’inquiéter de la personne qui était venue à sa rencontre, suivit le couloir obscur, traversa une galerie, entra dans un cabinet de toilette, et là, se dépouilla vivement de sa casquette et de sa veste de cuir.
— Ouf, ça y est ! proféra-t-il en poussant un soupir de lassitude cependant qu’il se laissait choir sur un fauteuil.
La personne qui était venue lui ouvrir l’avait suivi dans ce cabinet. C’était une grande femme à la silhouette majestueuse, à la tournure de princesse. Elle avait un visage aux traits fins, de grands yeux noirs l’illuminaient cependant que sur ses tempes s’épanouissaient de lourds bandeaux de cheveux roux, mêlés de quelques fils d’argent. Un instant elle considéra, d’un air plein d’angoisse, le mystérieux mécanicien qui s’était assis sur un moelleux fauteuil, et d’une voix tremblante, elle demanda :
— Qu’avez-vous encore fait, Fantômas ? J’ai peur !
— Lady Beltham, de votre part, cela ne m’étonne pas.
Les deux interlocuteurs demeurèrent silencieux un instant.
Ainsi donc, c’était lady Beltham qui, sous le nom de comtesse de Blangy, habitait ce rez-de-chaussée, 214, avenue Niel.
Le mystérieux et audacieux mécanicien de l’autobus qui avait conduit son véhicule dans la devanture du Comptoir National était Fantômas… Le génie du crime, le maître de l’effroi !
Les deux amants, les deux héros tragiques de tant d’aventures et de tant de drames, se trouvaient bien, en effet, réunis en tête-à-tête, ignorés de tous au fond de cette pièce élégante, discrète et confortable. Cependant, Fantômas répondait à l’interrogation angoissée de sa maîtresse :
— Eh bien, oui, fit-il, c’est moi, et je viens de réussir un coup extraordinaire.
En quelques mots alors, l’effroyable et téméraire bandit racontait à son auditrice la façon dont il s’était emparé de l’un des autobus qui stationnaient à Saint-Germain-des-Prés, un de ses complices faisant l’office du conducteur. En cours de route, il recueillait quelques-uns des leurs qui jouaient le rôle de voyageurs, puis Fantômas, pilotant la voiture, la précipitait à toute allure dans la devanture du Comptoir National.
La boutique était enfoncée et les complices de Fantômas, bien stylés au préalable, faisaient main basse sur toutes les sommes d’argent que l’accident avait éparpillées dans les bureaux.
Comme lady Beltham demeurait atterrée en écoutant ce récit, Fantômas conclut :
— Voyez-vous, lady Beltham, lorsque les gens sont décidés à agir, qu’ils ont de l’adresse et de l’audace, ils font ce qu’ils veulent dans Paris. Le coup a été excellent, j’ai là, sur moi, plusieurs centaines de milliers de francs.
Le bandit se leva, alla et vint dans la pièce, l’air triomphant. Lady Beltham, elle, s’était laissée choir sur un canapé, elle avait pâli, son visage exprimait une terreur profonde.
— Je ne sais pas, murmura-t-elle, où s’arrêtera votre témérité, mais je redoute, Fantômas, le jour fatal de l’échéance où vous serez pris et livré à la justice.
Le célèbre bandit, que l’on avait à juste titre qualifié d’insaisissable, rit de tout son cœur.
— Plaisantez-vous, lady Beltham ? s’écria-t-il. Supposez-vous que je puisse être jamais pris ? Ceci d’ailleurs n’est rien, une simple amusette en passant ! N’ai-je pas fait mieux déjà ? Et pour ne vous citer que ma plus récente opération n’ai-je pas réussi à me marier officiellement devant tout le monde il y a de cela quinze jours, en plein midi, à l’église de la Madeleine ? Ce jour-là, j’avais dans l’assistance des gens comme Juve et Fandor.
Lady Beltham leva les mains au ciel.
— Ah, Fantômas, murmura-t-elle, comment pouvez-vous évoquer sans frémir cette heure effroyable et cet acte insensé, qui d’ailleurs a coûté la vie, par votre faute, à la malheureuse Mercedes de Gandia ?
— Les bons paient pour les mauvais, dit Fantômas.
Puis il ajouta après un instant de silence :
— Vous verrez d’ailleurs du nouveau d’ici peu, lady Beltham. Je me sens animé d’une ardeur incroyable et mes projets sont tels que lorsqu’ils seront réalisés, ce qui ne tardera guère, ils bouleverseront l’univers.
***
Le secrétaire particulier de M. Havard s’approchait timidement du chef de la Sûreté ; il tenait une carte à la main :
— C’est quelqu’un, commença-t-il…
— Fichez-moi la paix ! cria M. Havard, cependant que le haut fonctionnaire bondissant de son fauteuil allait à un téléphone dont il décrochait rageusement le récepteur :
— Allô, allô ! hurla-t-il dans l’appareil. Envoyez-moi d’urgence les inspecteurs de la section centrale. D’urgence. Vous entendez ?
Il revint à son bureau, fouilla fiévreusement une liasse de documents :
— La cote 22 grommela-t-il, qu’a pu devenir la cote 22 ?
Son secrétaire qui s’était reculé se rapprocha de nouveau et balbutia d’une voix timide :
— Monsieur le Chef de la Sûreté, c’est quelqu’un…
— Sacré nom d’un chien, la cote 22 !
On frappait à la porte.
— Entrez, fit le chef de la Sûreté, furieux.
Trois hommes pénétrèrent dans le cabinet de M. Havard :
— Ah c’est vous, dit celui-ci. Eh bien, mes gaillards j’ai joliment besoin de vous ! Léon, Michel, Martin, il va s’agir de se débrouiller ! Naturellement, vous connaissez la nouvelle ?
— Le Comptoir National ? L’autobus ? demanda Michel.
— Parbleu, je viens d’être prévenu par le commissaire de police.
À ce moment, quelqu’un frappait encore à la porte du cabinet directorial et pénétrait sans attendre de réponse. C’était un quatrième inspecteur de la Sûreté : l’inspecteur Lévêque.
M. Havard courut à lui, lui arracha brusquement les documents qu’il tenait à la main, puis les ayant examinés d’un rapide coup d’œil, le chef de la Sûreté proféra, poussant un gros soupir :
— Ah, je m’en doutais, c’est encore vous qui aviez la cote 22.
— Monsieur le directeur, fit Lévêque, vous me l’avez donnée il y a une minute pour rechercher les fiches des anarchistes que vous soupçonnez avoir commis l’attentat du Comptoir National [7].
— Il s’agit bien d’anarchistes ! cria M. Havard. Voyons, mes enfants, c’est stupide ! Le vol du Comptoir National est signé, clair comme le jour. Parmi les papiers qui ont disparu, se trouvent ceux qui appartenaient, par suite de la mort de l’infante d’Espagne, au soi-disant baron Stolberg, mari de Mercedes de Gandia. Or, vous savez bien, les uns et les autres, que le baron Stolberg, c’est la dernière personnalité prise par Fantômas. Fantômas, encore, toujours lui !
M. Havard s’arrêtant de parler, courut à la fenêtre qui donnait sur la cour intérieure de la Préfecture.
Un vacarme assourdissant en montait, des pétarades qui évoquaient les écoles à feu de toute une batterie d’artillerie.
— D’où vient ce tapage ?
— Ce ne peut être que l’automobile de nos collègues Nalorgne et Pérouzin, dit Martin. Depuis qu’on les a chargés de ce service, ils sont toujours en train de réparer quelque chose, il faut croire…
— Il ne s’agit pas de cela, fit-il, mais bien de s’élancer à la poursuite du voleur de la banque et de ses complices. Car il y a naturellement des complices dans cette affaire.
M. Havard s’interrompit encore. Il se tourna vers son secrétaire qui l’avait approché, surmontant sa timidité, et le touchant au bras, il demanda :
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Que voulez-vous ?
Le jeune homme enfin tendit la carte qu’il tenait à la main.
— Je n’ai pas le temps de recevoir ! cria M. Havard.
Cependant, ses yeux s’étaient arrêtés sur le bristol et il lut à haute voix :
M. Bercelier
Directeur technique de la Compagnie générale des
Omnibus
— Qu’il entre, s’écria le chef de la Sûreté. Ah ! par exemple, il vient à point !
Deux secondes après, M. Bercelier pénétrait dans le cabinet du haut fonctionnaire. Celui-ci courut à lui :
— Eh bien, fit-il, en voilà une histoire ! Si vous croyez que c’est amusant pour nous. Mais aussi je ne comprends pas la Compagnie. Vos employés ne sont donc pas capables de garder leur voiture ? Les engins de cette espèce, des mastodontes de cette sorte ne se volent pourtant pas comme un mouchoir de poche ?
— Sans doute, répliqua M. Bercelier, mais l’aventure est tellement extraordinaire, et la témérité des voleurs si grande, que nous ne pouvions guère nous attendre…
— Vous vous rendez compte, poursuivit M. Havard, de la responsabilité qu’encourt la Compagnie ?
— Les agents de police de la place Clichy, survenus au moment de l’accident, ont manqué de présence d’esprit. Ils auraient dû songer qu’on allait peut-être voler la Banque, et organiser une surveillance immédiate. Je sais bien qu’ils n’étaient pas nombreux. Mais la Compagnie des Omnibus ne saurait être rendue responsable de l’insuffisance des gardiens de la paix.
M. Havard leva les bras au ciel à ces derniers mots :
— Ni moi non plus ! cria-t-il. Les agents de police ne me regardent pas. C’est l’affaire du préfet et si vous comptez engager la discussion sur ce terrain, c’est à lui qu’il faudra vous adresser.
M. Bercelier, un homme très calme, très froid et dont l’attitude pondérée faisait un curieux contraste avec celle du chef de la Sûreté, véritablement hors de lui-même ce jour-là, coupa court à la discussion d’un geste de la main.
— Monsieur le chef de la Sûreté, dit-il, j’ai quelque chose de plus grave à vous communiquer.
— De quoi s’agit-il ?
M. Bercelier reprit :
— Voilà, un autre autobus a été volé.
— Il ne manquait plus que cela ! Comment est-il cet autobus ? Quel est son numéro ?
— La voiture n’a pas de numéro. En outre, elle est difficile à reconnaître. C’est ce que nous appelons une « voiture haut-le-pied ». Et qui a pour mission d’aller se substituer aux véhicules en panne, tantôt sur une ligne, tantôt sur une autre. Je viens d’apprendre au dépôt qu’elle n’est pas rentrée à midi comme d’ordinaire. Or, il est neuf heures du soir et nous ne savons toujours pas ce qu’elle est devenue.
— Voyons, monsieur Bercelier, pourriez-vous me décrire cette voiture ? A-t-elle une forme particulière ? Une couleur spéciale ?
— Hélas, monsieur le chef de la Sûreté, répondit le directeur technique, tout ce que je puis dire, c’est qu’il s’agit d’un véhicule du type D. A., sans impériale, à trente et une places. La caisse est peinte en vert.
— En vert ! s’écria Havard, haussant les épaules. Naturellement, comme toutes les autres. Je ne comprends pas que vous ayez adopté cette couleur uniforme. Le public n’y comprend rien. Enfin, nous ne sommes pas là pour critiquer, mais pour agir.
Bercelier s’inclina :
— Je vous remercie par avance, déclara-t-il, de ce que vous ferez dans l’intérêt général comme dans l’intérêt de la Compagnie. De notre côté, monsieur le chef de la Sûreté, nous vous communiquerons d’urgence tous les renseignements qu’il nous sera possible de recueillir.
Le directeur technique de la C. G. O. était à peine parti que M. Havard se tournait vers les inspecteurs demeurés immobiles au fond de son bureau.
— Vous avez entendu ? Vous vous rendez compte de la difficulté de l’affaire ? Mais je sais que cela n’est pas pour vous rebuter. Voyons Michel et vous Léon, il va s’agir de prendre en main cette histoire.
M. Havard s’interrompit :
— C’est insupportable, le tapage que fait cette automobile dans la cour ! s’écria-t-il. On ne s’entend pas. Allons ailleurs ! Passons dans le cabinet du sous-chef, nous y serons débarrassés de ce vacarme, ce qui est nécessaire pour établir notre ligne de conduite.
***
Dans la cour, cependant, ignorant les perturbations qu’ils causaient parmi le haut personnel de la Préfecture, Nalorgne et Pérouzin, consciencieusement enfoncés sous le capot de leur voiture, s’entretenaient des mystères de la carburation.
Les deux inspecteurs de la Sûreté ne paraissaient pas très bien d’accord sur les causes de l’arrêt de leur véhicule, qui, s’il faisait grand tapage lorsqu’on mettait le moteur en route, ne parvenait pas à démarrer. D’un air solennel et convaincu, Nalorgne affirmait :
— C’est sûrement la faute du carburateur. Il admet trop d’air, c’est ce qui empêche le moteur de donner sa force.
Mais Pérouzin secouait la tête négativement et affirmait avec aplomb :
— Ça n’a aucun rapport, et si la voiture n’avance pas, c’est que peut-être il y a quelque chose de déboulonné dans le différentiel.
Après un instant de repos, les deux hommes, qui étaient couverts de poussière et de cambouis, disparurent à nouveau sous le mécanisme. Nalorgne appela Pérouzin :
— Qu’est-ce qu’il y a ? répliqua celui-ci.
— Je me demande, fit Pérouzin, si ça n’est pas un tour de la magnéto ?
Nalorgne en profitait pour sortir de dessous la voiture où il se trouvait fort mal, et s’asseyant sur le marchepied, cependant qu’il s’épongeait la figure avec un chiffon gras, il répondit d’un air entendu :
— Ah, la magnéto… Mais ce serait très grave.
Les deux hommes cessèrent un instant de travailler et se regardèrent dans les yeux, puis, brusquement, éclatèrent de rire. Ils s’étaient compris.
— Ma foi, murmura Pérouzin, nous pouvons bien l’avouer entre nous, nous n’y connaissons pas grand-chose.
— Vous pourriez dire rien du tout, Pérouzin. Mais, je ne me décourage pas, nous finirons bien par connaître le métier.
— Nous en avons fait bien d’autres. Quand je pense que j’étais notaire autrefois !
— Et moi ecclésiastique, fit Nalorgne.
— Nous sommes ensuite devenus inspecteurs des jeux au Casino de Monte-Carlo [8].
— Puis, continua Nalorgne, nous avons monté un bureau d’affaires rue Saint-Marc à Paris.
— Un bureau qui ne marchait pas, dit Pérouzin comme un écho.
— Enfin, nous sommes entrés à la Sûreté avec, pour mission, d’aider Juve à arrêter Fantômas.
— Lequel Fantômas, conclut Nalorgne, s’est trouvé par le hasard des circonstances, sinon le meilleur de nos amis, du moins le plus redoutable de nos maîtres.
— C’est vrai, reconnut Pérouzin. Nous avons risqué gros à ce moment, et si Juve avait voulu nous faire du tort, rien ne lui était plus facile.
Les deux hommes se taisaient encore et réfléchissaient aux choses qu’ils venaient d’évoquer. Elles étaient exactes, quoique surprenantes : Nalorgne et Pérouzin, après avoir exercé les professions les plus diverses, étaient entrés, en effet, dans les services de la Sûreté générale à une époque où le terrible bandit Fantômas les avait utilisés comme indicateurs et même complices de ses entreprises. Certes, il n’aurait tenu alors qu’à Juve de les faire arrêter. Il les avait épargnés. Pourquoi ? On le saurait peut-être quelque jour.
Quant à Nalorgne et Pérouzin, peu préoccupés de l’avenir, ils se contentaient de la tranquillité présente et depuis quelque temps, se sentaient gonflés de joie, parce que, sur leur demande et l’assurance qu’ils avaient donnée qu’ils connaissaient fort bien l’automobile, on leur avait confié la première des voitures achetées par la Sûreté générale pour le service des inspecteurs.
Nalorgne et Pérouzin regardaient le véhicule avec sympathie et tendresse.
— Ce qu’elle est jolie tout de même, murmurèrent-ils. Dommage qu’elle ne veuille pas marcher.
La nouvelle voiture de la Préfecture était une sorte de phaéton, type de course, et munie à l’avant d’un capot très élevé, tout en métal, de nature à fort bien protéger les passagers de la voiture contre les agressions possibles ou les coups de feu.
— Dommage qu’elle ne veuille pas marcher, répéta Nalorgne.
Cependant Pérouzin, plus entêté que lui, était allé tourner la manivelle. Le moteur pétarada de nouveau et l’ancien notaire, avec une agilité surprenante de la part d’un homme de sa corpulence, courut au volant, remua les leviers et pour la vingt-cinquième fois depuis le commencement de la journée, tenta d’embrayer.
Oh, surprise ! La voiture démarra !
— Attendez-moi, s’écria Nalorgne, qui se précipita sur le marchepied.
— Enfin, s’écriaient les deux hommes, enfin elle marche !
Mais soudain devant eux se dressait la silhouette de leur collègue, l’inspecteur Martin. Il agitait les bras en faisant de grands gestes :
— Arrêtez, cria-t-il, le patron vous demande. Il vous attend tout de suite dans son cabinet. M. Havard a des ordres à vous donner.
Pérouzin bloqua instantanément les freins de sa voiture et cala son moteur ; le véhicule s’arrêta net.
— Décidément, grommela Nalorgne, nous avons la guigne. Pour une fois que nous parvenons à faire marcher l’automobile, il faut qu’on nous empêche de sortir avec.